mardi 24 mars 2020

Le confinement n'est ni un atelier d'écriture de haikus, ni une retraite spirituelle !

Le confinement n'est ni un atelier d'écriture de haikus, ni une retraite spirituelle
Nadia Daam — 21 mars 2020 à 9h52

Si ce moment agit comme un évident révélateur d'inégalités sociales, il pose aussi des lunettes grossissantes sur ce qui constitue le précipité de l'ensemble des injustices.

Plage de Saint-Lunaire, en Ile-et-Vilaine, le 17 mars 2020. | Damien Meyer / AFP

Quand il s'est agi de dégainer une référence pop pour décrire cet absurde et télégénique confinement, la dystopie Netflix s'est vite imposée. Même si la série est abusivement invoquée à chaque phénomène moderne déconcertant, il y a en effet un peu de ça.

Mais j'ai, pour ma part, davantage l'impression de vivre dans un cross-over inepte qui fait chauffer à gros bouillons une soupe mêlant:


  • le new âge et imbécile documentaire The Good Lab, pour les gentillets mais gonflants tuto «Comment profiter du confinement pour se faire des lavements et des jus»
  • une adaptation ciné du Prophète de Khalil Gibran pour la litanie d'encouragements à sublimer cette expérience en une épiphanie spirituelle visant à faire de chaque confiné un bonze stoïque et habité.
  • un troisième opus toujours aussi iodé et braillard des Petits mouchoirs pour l'infecte transhumance des Parisiens qui n'ont même pas le bon goût de se faire tout petits une fois le cul calé dans un transat et leurs enfants s'ébrouant comme des épagneuls sur la pelouse de la résidence secondaire en bord de mer.

C'est, en tout cas, la sensation que l'on peut avoir (et ça n'est pas le cas de tous) si l'on est suffisamment désœuvré et masochiste pour musarder sur Instagram ou n'importe quel média diffusant «un journal du confinement».

Bien sûr, ces récits, tout personnels qu'il soient, constituent a priori une formidable matière: ils permettent d'abord de documenter cet étrange moment. Il n'est pas inutile de garder la trace de la façon dont les uns et les autres vivent et habitent cette période et l'on peut aisément imaginer que ces journaux, qu'ils soient littéraires ou iconographiques, puissent d'une manière ou une autre nourrir, une fois cet épisode terminé, une réflexion sociologique, anthropologique.

En attendant d'avoir ce recul, raconter et se raconter au jour le jour permet aussi de franchir symboliquement les digues qui entourent désormais chacun des foyers et de créer des passerelles invisibles et safe. Il faut noter aussi que ces journaux de confinement peuvent être rigolos, divertissants et pas forcément dénués d'engagement.

Bref, les récits de soi en période de confinement parviennent dans l'absolu à résoudre l'équation «Comment être ensemble en restant chacun dans son coin».

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Romantisation du confinement
Le hic, et il est de taille, c'est que si ce moment agit comme un évident révélateur d'inégalités sociales, il pose aussi des lunettes grossissantes particulièrement cruelles sur ce qui constitue peut-être le précipité de l'ensemble des injustices: nous ne sommes pas tous égaux face à l'insouciance. Et si, habituellement, la désinvolture des plus privilégié·es agace, elle crève désormais les yeux et nous inflige la brûlure du spectacle dégueu de l'indécence. Elle s'exprime dans des formes, sur des canaux, avec des intentions variables et une intensité différente mais reste profondément insupportable et insensée.


Le point commun, et il est parfaitement résumé sur cette banderole espagnole, c'est la romantisation du confinement.


Soit le fait de raconter son confinement comme un pur moment éthéré ou d'entonner l'épuisant couplet «ce qui ne te tue pas te rend plus fort, faisons de cette galère une formidable occasion pour se recentrer sur soi-même / faire du gainage / apprendre le mandarin, se mettre au Pilates, relire Le Rouge et le Noir, coller des gommettes avec ses enfants…»

Oui, bien sûr, on pourrait rétorquer que chacun fait bien ce qu'il veut et brandir le point aigreur. Nul doute que si tout le monde avait le loisir, le temps, les moyens, l'envie, d'employer cette période de confinement à des activités épanouissantes ou au repos, personne ne dirait «ah ben non, moi je préfère me casser le cul à remplir des rayons chez Super U». Bien sûr aussi, que le fait que certains aient le luxe de transcender cette expérience en stage de méditation ou l'inconscience de se «mettre au vert» pourrait, au fond ne regarder qu'eux, et qu'on peut se réjouir que tout le monde ne soit pas affecté durement par le virus et le confinement. Évidemment enfin que la lecture, le sport, la cuisine peuvent permettent de s'extirper de cette langueur déjà pénible.

Bon.

Le problème, c'est que ça revient demander à ceux qui morflent de faire preuve d'une abnégation bonhomme à l'égard des Marie-Antoinette du confinement sans trop de réciprocité. Et que cette romantisation produit des effets concrets sur le sort de chacun.

Ainsi, quand Leila Slimani, publie pour Le Monde son «Journal de confinement», c'est d'abord l'exubérance qui crispe. Des lignes bavardes et presque enjouées censées décrire pourtant un temps de «sidération» et d'atonie.

On a la très désagréable sensation de lire les épanchements d'une adolescente choyée mais cafardeuse. Pas pour la forme, que je ne me permettrais certainement pas de critiquer ou de commenter, mais pour l'effet produit, comme c'est parfaitement analysé sur le site Diacritik:

«Il est indécent parce que, par les temps qui courent, il dit l'hébétude non des uns et des autres mais d'une bourgeoisie qui se rêve écrivain, écriture en temps de pandémie mais qui n'exhibe que sa folie de classe à l'heure où les gens meurent, les ouvriers partent travailler au péril de leur vie, où tout s'effondre. Le loisir du confinement, l'ennui dans le confinement, le confinement est, hélas, tout aussi terrible qu'il soit, un privilège de classe, un loisir visiblement comme le suggère Leïla Slimani qui, visiblement, ne se rend hélas compte de rien, s'engouffrant dans l'écriture d'un Journal du confinement qui fera d'elle ce dont elle rêve depuis longtemps et dont chacun de ses livres est la promesse déçue: une écrivaine.»

Le texte a été moqué, critiqué, parodié, pour son «indécence» et ses excès de légèreté, d'impudeur et de parallèles hasardeux (contes de fée et films hollywoodiens). C'est qu'elle dit, sans trop de gêne ni culpabilité, s'être réfugiée «à la campagne».

Mais il a le mérite de révéler crûment, comme l'ont fait les images de ces familles entassées sur les escalators gare Montparnasse, le rapport qu'ont parfois les Parisiens au territoire. À ce qui n'est pas la cité, désigné par Leila Slimani et par d'autres, par l'expression «à la campagne» et qui ne sert donc qu'à nommer vaguement un lieu de villégiature, en escamotant donc, le fait que cet endroit qui sert opportunément de terre d'exil est d'abord un lieu d'habitation et qu'il existe, même quand ils n'y sont pas. Un système de pensée habilement décrit par ce message d'Emma, que m'a transmis une amie:

«Mais déjà le concept de “campagne”, en fait, c'est parisien. Quand j'étais petite, cette idée n'existait pas. On allait au ski, faire de la rando ou à la mer. Tout ce qui n'était ni l'un ni l'autre portait un nom: “Je vais dans les Cévennes”, “en Bourgogne”, “dans le Sud-Ouest”. Personne n'allait jamais “à la campagne”. On ne désignait pas le reste du pays comme une vaste étendue d'herbe et de collines uniquement destinée à nous permettre de prendre l'air. On désignait des lieux avec des habitants et des villes et des NOMS. Les lieux ont des noms. La campagne, ça n'existe pas. Quand je suis arrivée au lycée, à Paris, et que les gens ont commencé à nous parler de leurs week-ends “à la campagne”, on se regardait en rigolant avec ma copine qui venait du Vercors, au dessus de chez moi. On se disait mais de quoi ils parlent? C'est quoi la campagne? C'est où?

Plus tard j'ai compris qu'il y avait beaucoup de gens pour qui les autres lieux n'existaient que s'ils constituaient de possibles destinations. Dans cette hiérarchie du pays, il y a un ordre très précis, au premier rang duquel on trouve la Bretagne, en particulier les îles. Une autre école plus bling place Biarritz et le Pays Basque en deuxième position. Les cathos mettront plutôt le Touquet, la Baule, Deauville. Mais pour tous ces gens, Caen, Lille et Strasbourg n'existent pas. Elles n'ont pas de raison d'exister. Et Grenoble non plus. Dans la tête d'un Parisien, je viens d'un endroit qui n'existe pas.»

Tout à l'églogue
Si le journal de bord est un genre littéraire en soi, le tout à l'églogue de l'écrivain avec conjoint-enfants-maison de famille-SUV-poêle à bois est en train de devenir une rubrique, Le Point ayant jugé bon de publier lui aussi le journal d'une confinée: Marie Darrieussecq. Soit le récit d'une «désertion» en famille perturbée par «des ados capricieux et des seniors en danger»: le gosse a oublié son cahier de maths, le wifi rame, la plage est interdite accès. La fuite d'Alep, à côté, c'est une marelle. Mais même otage de ces conditions hostiles (fait pas chaud dans le salon), l'autrice a quelques bouffées compassionnelles:

«Comment font les élèves qui n'ont pas d'ordinateur?»

«Je pense à des copains à six dans un trois-pièces.»

«L'idée qu'Amazon puisse s'engraisser encore de la crise me débecte. Je relis Hervé Guibert.»

Éprouvée par les aléas de ce qui à ce stade, ressemble à long week-end de pont au Pays Basque, Marie Darrieussecq conserve aussi une émouvante capacité à s'émerveiller de menus détails: tiens, des biches qui broutent! Oh un ciel dégagé! Fichtre! le supermarché ne peut pas livrer parce que ce sont des humains qui remplissent des sacs de courses, et non des robots comme elle l'imaginait. C'est fâcheux, cocasse mais réconfortant…

Quant aux gosses, ça file droit: atelier cuisine, chorale sur les Beatles, et trente pages à lire par jour. Non mais ho.

La forme faible de ce surplomb c'est d'ailleurs cette autre petite musique qui fait des livres des objets de première nécessité. Rengaine alimentée d'ailleurs par le gouvernement. Alors certes, pour les fervents lecteurs, les livres sont importants et consolatoires. Mais certainement pas indispensables et encore moins «de première nécessité». À l'inverse de lieux et services bien plus essentiels (bains douches municipaux pour ceux et celles qui ne disposent pas de sanitaires par exemple…) et qui ne font l'objet d'aucune dérogation.

Oui, on peut vouloir faire de son corps un temple pendant ces longues semaines. Oui, les livres peuvent être la nourriture de l'âaaaaame, oui, on peut avoir que ça à foutre de lire Homère avec une fleur derrière l'oreille.

Mais il conviendrait peut-être de prendre le temps (puisqu'ils en sont gavés) d'interroger comment ces symphonies pastorales éclairent la place démesurée laissée à l'autofiction et l'incapacité à raconter autre que soi. De réfléchir avant de décider que cette matière brute et onaniste mérite d'être partagée, quitte à accaparer le peu d'espace laissé aux expériences des livreurs, soignants, caissiers, précaires, malades… pour qui le virus et le confinement ne constituent ni des ateliers d'écriture de haïkus ni des retraites spirituelles. Namasté.

Sources :
http://www.slate.fr/story/188817/confinement-coronavirus-pas-atelier-ecriture-haikus-retraite-spirituelle?fbclid=IwAR3iRI_hE4xB-mj5FVqj__ITDSgj6SNh2sRdOtpBaS1LHrCKyZTwhHcdWF4

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